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mardi 13 août 2013

La Tulipomanie

La tulipe. Tout à fait banale comme fleur. Le charme bucolique des couleurs ondulant autour de moulins à vent hollandais, la carte postale paisible quoi. Mais aussi étonnant que cela puisse paraître, la modeste plante déchaîna les passions et la folie spéculative dans les Pays-Bas entre 1634 et 1637 pour créer ce que beaucoup considèrent comme la première bulle financière de l’histoire.

La Hollande, avant Dave

Au 17e siècle, les Provinces-Unies (qui correspondent grosso modo aux Pays-Bas d’aujourd’hui) traversent leur Age d’Or. Débarrassés du joug espagnol, les marchands hollandais entrent dans une phase de très grande prospérité durant laquelle Amsterdam devient l’une des villes les plus riches du monde.

2012 Tulip Festival @ Agassiz, BC, Canada
Une véritable mine d'or

C’est à cette époque, pour accommoder l’afflux toujours plus grand d’habitants, que l’on décide de creuser les principaux canaux de la Venise du Nord. Ce titre est probablement doublement mérité car, là où les marchands vénitiens montraient leur supériorité au sein de la Méditerranée, les fortunes néerlandaises se construisent à l'échelle de ce Monde nouvellement découvert, en particulier grâce au  lucratif commerce des épices en provenance des Indes Néerlandaises, l’actuelle Indonésie. Ces entreprises commerciales se font grâce à leur « bras armé », la Verenigde Oostindische Compagnie, la Compagnie des Indes Orientales  hollandaise (VOC), peut-être l’entité économique la plus puissante de l'époque, avant la montée progressive de l’East India Company britannique. Pour se financer, la VOC fait preuve de créativité financière, et se forme en tant que compagnie par actions, lesquelles sont cotées sur la Bourse d'Amsterdam, la toute première en son genre !

Pour clôre le tableau, cette prospérité s'accompagne aussi d'un développement et d'un rayonnement certains sur le plan culturel, et voit l'éclosion de maîtres tels que Rembrandt et Vermeer.

L'autre pays du fromage

Revenons-en à nos oignons (de tulipe). Celle-ci est d'abord introduite en Europe vers le milieu du 16e siècle via l’Autriche. Puis les cultivateurs hollandais se rendent assez rapidement compte que la bougresse s'accommode très bien du climat de la Mer du Nord. Son commerce se répand donc rapidement, en particulier celui de bulbes produisant des fleurs aux motifs tigrés, portant des noms grandiloquents tels que Semper Augustus, Viceroy, Generael Rotgans ou Admirael van der Eijck (et toute une flopée d'autres amiraux et généraux). Et bon, comme on ne se refait pas, une des fleurs les plus en vogue à cette époque s'appelle la Gouda...

Or ces spécimens sont en fait atteints d'un virus qui fait que leurs pétales ne sont pas de couleur unie. Vu l'état des connaissances horticoles de l'époque, cela signifie que les cultivateurs étaient obligés de partir de bulbes contaminés au lieu de graines (qui ne seraient pas porteuses du virus) et que le rythme de reproduction des bulbes malades est plus lent que pour les plantes saines. Ceci causait une certaine rareté du produit et lui conférait une aura d'exclusivité.

Et ainsi, les Pays-Bas voient leurs riches marchands planter ces tulipes autour des vastes demeures qu'il se font construire, comme une preuve de statut social. Les autres pays ne sont d'ailleurs pas en reste : en France, la mode de Paris, déjà capitale de l'élégance, veut que les dames de la cour de Louis XIII portent une parure de tulipes fraîchement cueillies autour de leur décolleté.

Cette description indique qu'on a potentiellement affaire à des biens de Veblen, qui sont des biens dont la consommation est poussée par le besoin de rester au même niveau que ses pairs. En particulier, contrairement à la plupart de ce que l’on achète, leur consommation augmente quand leur prix augmente (pensez aux produits de luxe en général) ! Remplacez ici les bulbes de tulipes par de l’art moderne et tout de suite cela semble beaucoup moins farfelu. Il y avait un élément très clair de snobisme parmi certaines couches sociales, de consommation ostentatoire, pour montrer qu'on peut s'acheter la dernière variété à la mode.

Interflora

En parallèle, se crée un marché financier sophistiqué de la tulipe, notamment autour des collèges, sortes de précurseurs des coffee shops d'aujourd'hui. On s'y retrouve pour spéculer sur le cours de la tulipe en profitant des vertus du tabac et du café, ces produits du Nouveau Monde. C'est en particulier dans ces collèges que la classe populaire plaçait ses paris, surtout à partir de 1634.

Ce marché s'inspire des innovations financières déjà présentes dans les Pays-Bas de cette époque, principalement pour ce qui nous concerne la notion de contrat à terme. Il s’agit d’un accord entre deux parties où l’une s’engage à délivrer à l’autre à une date future un bulbe donné (par exemple), contre une somme fixée au moment de la signature. Ce genre de contrat est de nos jours couramment utilisé par les agriculteurs pour se protéger contre les variations de prix dues aux aléas climatiques par exemple. Pour les tulipes, le contrat à terme s’impose naturellement entre septembre et juin, mois durant lesquels les fleurs doivent rester en terre.

L'emballement

Puis le marché de la tulipe s’emballe. Entre novembre 1636 et février 1637, les prix sont multipliés par un facteur de 4 à 8 pour les tulipes de luxe et jusqu'à 20 fois pour les variétés communes ! Certains contrats représentent jusqu'à dix ans de salaire pour un artisan qualifié1. Comme un inventaire à la Prévert, une source de l'époque énumère le panier de bien contre lequel un unique bulbe de Viceroy aurait été échangé :
  • 10 quintaux de blé
  • 10 quintaux de seigle
  • Quatre bœufs engraissés
  • Huit porcs engraissés
  • Douze moutons engraissés
  • Deux barriques de vins
  • Quatre tonneaux de bière
  • Deux tonnes de beurre
  • Quatre-cent cinquante kilos de fromage
  • Un lit
  • Un ensemble de vêtements
  • Une coupe à boire en argent
La folie est telle que les incidents se multiplient. Selon Charles Mackay, qui relate l'affaire dans un pamphlet de neuf pages publié en 1841 intitulé Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds, un marin anglais en escale en Hollande, pris d'une fringale, dévora un bulbe de tulipe qu'il avait pris pour un oignon. La foule, voyant ceci, le poursuivit à travers la ville et lyncha quasiment le pauvre bougre. Un sort similaire fut réservé à un botaniste qui éplucha un bulbe pensant trouver là une espèce inconnue d'oignon. Cependant certaines recherches récentes jettent le doute sur cette version des faits. Il se pourrait qu'il s'agisse d'exagérations de la part d'un auteur rapportant les faits environ 200 ans plus tard...

Le 5 février 1637, des enchères dans la ville de Haarlem à côté d’Amsterdam ne trouvent pas preneurs. Soudain c’est la panique, les contrats ne sont plus échangés, plus personne ne veut acheter de tulipes. Ceci sonne le glas de la bulle de la tulipe.

Est-ce une bulle ?

Revisitant cette crise dans un article de 1989, Peter Garber semble prouver que ces événements ne constituent pas en eux-mêmes une bulle, au sens on où l’a défini dans le premier article de la saga. Selon lui, ce genre de comportement des prix n'était pas nécessairement une anomalie irrationnelle au regard de ce qu'il s’est produit pour les tulipes des 18e et 19e siècles ou même dans le cas d'autres fleurs comme la jacinthe. De plus, le même motif récurrent se retrouve de nos jours lors de l'introduction de nouvelles variétés, où certains prototypes de tulipe (oui, oui, c’est visiblement très high tech) peuvent aller chercher des prix à six chiffres. Car il peut être rationnel d’investir 1000 pour avoir deux fois 600 à partir des surgeons du premier bulbe, puis quatre fois 350 et ainsi de suite...

De plus, il semblerait que peu de personnes aient réellement été confrontées à des difficultés financières suite à l’éclatement de la bulle. En effet, contrairement à la pratique actuelle, les contrats ne faisaient pas l’objet d’appel de marge, c'est-à-dire que même si les prix divergeaient de plus en plus de ce qui avait été fixé contractuellement, personne n’avait à débourser d’argent pour prévenir une éventuelle incapacité de paiement. En d’autres termes, n’importe qui pouvait spéculer, pas seulement les acheteurs sérieux ou les riches avec des poches profondes. Et lorsque les contrats n’ont pu être honorés, personne n’avait vraiment perdu d’argent car il s’agissait d’une chaîne de valeur fictive !

Le seul point où Garber pense voir une bulle potentielle est dans le marché des tulipes ordinaires dont le prix fut divisé par vingt en quelques semaines en février 1637 après une augmentation beaucoup plus forte que pour les espèces de luxe. Il pense que ces aberrations proviennent de paris astronomiques (mais sans fondements) de personnes sans-le-sou, voulant singer les riches connaisseurs, dans un contexte où les engagements ne seraient de toutes façons pas payés.

Enfin, les raisons pour laquelle la bulle a commencé à ce moment là ne sont pas claires. Selon les sources, elle a pu trouver son origine dans une augmentation de la demande extérieure (les Français dont on parlait plus haut), dans l'excitation au sujet de certains progrès techniques ou encore dans l’introduction du marché à terme. Bref, on ne sait pas vraiment, peut-être un mélange de tous ces facteurs à la fois. De même, la raison pour laquelle la bulle a éclaté n’est pas entièrement élucidée : il se peut que la peste bubonique  qui sévissait dans les Provinces-Unies et en particulier à Haarlem et Amsterdam, les hauts lieux d’échange de tulipes, ait pu être le déclencheur, faute de participants pour alimenter la bulle…

Ainsi, la crise de la tulipe est pour beaucoup d’économistes la première vraie crise financière. Elle représente le cocktail parfait, le mélange entre les outils qui sont au cœur des crises subséquentes et l’agitation frénétique des foules. Elle fleure bon l’irrationalité car, a priori, qui irait débourser dix ans de salaire pour une fleur ? Pourtant on l’a vu, et même si elle conserve encore ses parts d’ombre deux siècles plus tard, cette bulle qui a marqué des générations entières n’est peut-être qu’un jeu d’ivrogne haut en couleur, bien ficelé par les narrateurs qui se sont emparés du sujet !

Prochaine étape sur Economiam, un bond de cinquante ans et un court trajet en Thalys pour parler de John Law et la Compagnie du Mississipi, en France.



1 Il s'agit bien de contrats vu que les bulbes sont en terre et qu'il est impossible de prendre livraison de la marchandise.

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